La thérapie narrative : une approche pour soigner les blessures invisibles
Imaginez votre vie comme un livre. Chaque chapitre raconte une histoire : les hauts, les bas, les rêves, les luttes. Mais que se passe-t-il si certaines pages semblent écrites par une main étrangère, ou si un seul chapitre douloureux envahit tout le livre ?
La thérapie narrative propose de réécrire ces histoires pour retrouver le fil de votre identité et alléger votre souffrance.
Définition et principes fondamentaux
La thérapie narrative, développée dans les années 1980 par Michael White et David Epston, repose sur une idée centrale : nous vivons et comprenons notre existence à travers des récits. Ces récits, influencés par nos expériences, notre culture et notre environnement, façonnent la manière dont nous percevons notre identité et nos relations.
Lorsque ces récits deviennent dominés par des émotions négatives ou des événements traumatiques, ils peuvent engendrer des symptômes dépressifs ou anxieux.
La thérapie narrative vise à aider les individus à externaliser ces récits problématiques, les analyser et les modifier, comme on réorganiserait une bibliothèque chaotique.
L’externalisation, un des concepts clés, consiste à séparer la personne de son problème. Plutôt que de dire « je suis anxieuse », on dira « l’anxiété essaie de me dominer ».
Ce petit changement linguistique ouvre une porte vers une réflexion plus objective et un sentiment de contrôle.
Origines et développement
La thérapie narrative s’inscrit dans le cadre des théories postmodernes, remettant en question l’idée d’une vérité universelle et absolue.
Michael White et David Epston, psychothérapeutes australiens et néo-zélandais, ont été influencés par les travaux de plusieurs penseurs, notamment Michel Foucault, dont les idées ont profondément marqué leur conception de la thérapie.
L’influence de Michel Foucault
Michel Foucault (1926-1984), philosophe français, a exploré les rapports entre pouvoir, savoir et discours.
Selon lui, notre identité est façonnée par des discours dominants, c’est-à-dire les histoires, normes et croyances imposées par la société et ses institutions (école, famille, religion, médecine).
Ces discours structurent nos pensées et nos comportements, souvent sans que nous en ayons conscience.
Foucault a également mis en lumière le rôle du pouvoir dans la production des vérités : ce que nous considérons comme « vrai » est souvent le résultat de mécanismes sociaux, et non une réalité objective.
Pour White, cette notion était cruciale : il voyait les récits problématiques comme une forme de pouvoir oppressif, limitant les choix et la liberté des individus.
Par exemple, une femme souffrant de dépression post-partum pourrait être influencée par le discours social selon lequel une « bonne mère » doit être immédiatement connectée à son enfant, sans faille ni doute.
Dans la thérapie narrative, le thérapeute aide le patient à identifier, déconstruire et contester ces discours oppressifs, en les externalisant. Cela permet de reprendre le contrôle sur son histoire personnelle, au lieu de rester prisonnier des normes imposées de l’extérieur.
La contribution de Michael White
Michael White a introduit plusieurs concepts fondamentaux dans la thérapie narrative :
1. L’externalisation
Cette technique consiste à séparer la personne de son problème, en reformulant les récits d’une manière qui redonne de l’autonomie au patient.
Par exemple, au lieu de dire « je suis anxieux », on dira « l’anxiété me perturbe », ce qui permet au patient de la considérer comme une entité distincte à confronter ou modifier.
2. Les récits alternatifs
White encourageait les patients à identifier des moments où le problème n’était pas dominant, afin de reconstruire une histoire plus équilibrée et pleine de possibilités.
Ces récits mineurs, souvent oubliés, sont comme des graines qui peuvent être cultivées pour faire éclore une nouvelle vision de soi.
3. La cartographie du problème
Cette technique consiste à détailler l’impact du problème sur les différentes sphères de la vie (relations, émotions, comportements) afin de mieux le comprendre et le déloger.
La contribution de David Epston
David Epston, co-créateur de la thérapie narrative, a enrichi cette approche en insistant sur l’importance de la collaboration et de la créativité.
Pour lui, le thérapeute n’est pas un expert qui « corrige » la personne, mais un partenaire dans un processus de co-création.
Ses contributions incluent :
1.L’utilisation de lettres thérapeutiques
Epston a introduit l’idée d’écrire des lettres aux patients pour renforcer les changements amorcés en séance. Ces lettres peuvent rappeler les progrès accomplis, mettre en avant les récits positifs ou encourager l’exploration de nouvelles perspectives.
2. Le recours à la communauté
Epston a développé des approches qui mobilisent les réseaux sociaux des patients (amis, famille, collègues) pour les soutenir dans leur changement, en soulignant l’importance de la narration collective.
Développement et impact
Depuis sa création, la thérapie narrative s’est largement diffusée dans le monde entier, notamment grâce aux ouvrages fondateurs de White et Epston, comme . De nombreuses études ont confirmé son efficacité, en particulier pour des troubles comme la dépression, l’anxiété ou les traumatismes.
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Une méta-analyse conduite par Angus et Kagan en 2013 a montré que la thérapie narrative aide les patients à restructurer leurs récits internes de manière significative, réduisant ainsi les symptômes dépressifs et renforçant la résilience émotionnelle.
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Une autre étude, menée par Freedman et Combs (1996), a mis en lumière l’efficacité de l’externalisation pour diminuer la détresse psychologique et renforcer le sentiment de contrôle chez les patients souffrant de troubles anxieux.
En intégrant les concepts de Foucault et en développant des outils spécifiques, White et Epston ont ainsi donné naissance à une méthode profondément humaine et adaptable, qui considère chaque patient comme un expert de sa propre vie..
Comparaison avec Freud et Rogers
Freud et les trois instances : Ça, Moi et Surmoi
La théorie psychanalytique de Sigmund Freud repose sur une structure psychique tripartite : le Ça, le Moi et le Surmoi, trois instances en interaction constante :
Le Ça représente les pulsions primaires, inconscientes et instinctives, orientées vers la satisfaction immédiate (par exemple, les besoins de survie ou les désirs sexuels).
Le Moi agit comme un médiateur entre les exigences du Ça, les contraintes de la réalité et les injonctions du Surmoi. Il s’efforce de trouver un équilibre entre ces forces parfois contradictoires.
Le Surmoi incarne les normes, les interdits et les valeurs intériorisées, souvent inculquées par les figures parentales et la société. Il agit comme une conscience morale, parfois très stricte et culpabilisante.
Dans le cadre de la psychanalyse, les symptômes (comme l’anxiété ou la dépression) sont vus comme le résultat de conflits entre ces instances, en particulier lorsqu’un compromis satisfaisant n’a pas pu être trouvé.
Par exemple, un sentiment de culpabilité excessif peut être attribué à un Surmoi dominant, exerçant une pression constante sur le Moi.
En quoi la thérapie narrative diffère-t-elle ?
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La psychanalyse cherche à explorer ces conflits inconscients, souvent enracinés dans l’enfance, pour en comprendre les origines.
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La thérapie narrative, en revanche, s’intéresse moins à ces dynamiques internes qu’aux récits que la personne a construits sur elle-même et sur sa vie. Par exemple, au lieu de chercher un conflit entre le Ça et le Surmoi, un thérapeute narratif explorera comment le discours sociétal ou familial a pu façonner un récit problématique, tel que « Je ne suis pas une bonne mère ».
Là où Freud privilégie une plongée dans l’inconscient pour dénouer ces tensions, la thérapie narrative met l’accent sur la reconstruction consciente de récits alternatifs pour redonner du pouvoir au patient.
Rogers et la congruence
Carl Rogers, figure centrale de l’approche centrée sur la personne, adopte une vision radicalement différente de Freud. Il considère que les troubles psychologiques naissent principalement d’un manque de congruence, c’est-à-dire un décalage entre l’expérience vécue et la perception que l’individu a de lui-même.
Par exemple, une femme souffrant de dépression post-partum pourrait ressentir un conflit entre son sentiment de rejet envers son enfant (expérience réelle) et l’image idéalisée qu’elle pense devoir incarner en tant que mère.
Les piliers de l’approche de Rogers :
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L’empathie : Le thérapeute doit comprendre le monde du patient sans jugement.
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L’acceptation inconditionnelle : Accepter la personne telle qu’elle est, quelles que soient ses difficultés ou contradictions.
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L’authenticité : Le thérapeute agit de manière sincère, sans jouer un rôle distant ou autoritaire.
Points de convergence avec la thérapie narrative :
- Collaboration : Comme la thérapie narrative, l’approche rogerienne rejette l’idée d’un thérapeute « expert » qui aurait toutes les réponses. Les deux approches valorisent l’autonomie du patient.
- Empowerment : Rogers et la thérapie narrative visent à renforcer le sentiment de pouvoir personnel du patient.
Points de divergence :
- Rogers met l’accent sur la création d’un cadre relationnel chaleureux et sécurisé pour permettre une prise de conscience intérieure. La thérapie narrative, en revanche, est davantage centrée sur les récits et utilise des techniques spécifiques (comme l’externalisation et la cartographie des problèmes) pour changer la manière dont le patient se perçoit.
- Là où Rogers se concentre sur l’expérience subjective actuelle, la thérapie narrative accorde une attention particulière aux influences culturelles et sociales sur les récits de vie.
Une intégration possible ?
Les trois approches peuvent être vues comme complémentaires :
- Freud fournit un cadre utile pour comprendre les conflits internes et leur origine.
- Rogers aide à établir un environnement thérapeutique empathique et sans jugement.
- La thérapie narrative, enfin, outille les patients pour reconfigurer leurs histoires et reprendre le contrôle de leur identité.
La thérapie narrative pour les symptômes dépressifs et anxieux
La thérapie narrative est particulièrement efficace pour des troubles comme la dépression ou l’anxiété, où les patients sont souvent piégés dans des récits auto-accusateurs : « Je suis un raté », « Je ne mérite pas d’être aimé ». Ces pensées deviennent des vérités absolues, invisibles mais pesantes, comme un brouillard envahissant chaque instant de la journée.
En transformant ces récits, les patients peuvent retrouver un sentiment de contrôle et de dignité. Des études ont montré que cette approche améliore la résilience émotionnelle et réduit les symptômes dépressifs (Morgan, 2000 ; Madigan, 2011).
La thérapie narrative se révèle particulièrement efficace pour traiter des troubles comme l’anxiété et la dépression.
En aidant les individus à déconstruire les récits problématiques qui alimentent ces troubles, cette approche leur permet de redécouvrir des histoires alternatives plus riches et porteuses d’espoir.
La thérapie narrative face à l’anxiété
L’anxiété peut être vue comme une force envahissante qui prend le contrôle de la vie d’une personne, influençant ses décisions, ses émotions et ses comportements. La thérapie narrative aide les patients à externaliser cette anxiété, à comprendre son impact et à réduire son emprise.
Camille, une jeune architecte de 30 ans
Camille consulte en raison d’une anxiété paralysante liée à son travail. Elle dit : « Je suis une personne anxieuse, je n’arrive jamais à gérer mes responsabilités. » Lors des séances, le thérapeute narratif l’encourage à reformuler ses propos : « L’anxiété s’invite dans ma vie professionnelle et me fait douter de mes compétences. »
Cette externalisation transforme l’anxiété en une entité distincte de Camille elle-même, rendant plus facile l’analyse de son influence.
Grâce à des techniques comme la cartographie du problème, Camille explore les moments où l’anxiété est plus présente (par exemple, les présentations devant ses supérieurs) et les stratégies qu’elle a utilisées pour y faire face dans le passé.
Elle réalise qu’elle a parfois surmonté ces situations en s’appuyant sur des préparations minutieuses ou sur le soutien de collègues. Cela lui permet de développer un récit alternatif : « Je suis quelqu’un qui, malgré l’anxiété, parvient à donner le meilleur dans des moments de stress. »
Études scientifiques : Une recherche menée par Etchison et Kleist (2000) a montré que l’externalisation dans la thérapie narrative réduit significativement l’intensité des symptômes anxieux, car elle aide les patients à se distancer émotionnellement du problème et à mieux le gérer.
La thérapie narrative face à la dépression
La dépression est souvent associée à des récits de soi marqués par des sentiments d’échec, de désespoir et de perte de valeur. La thérapie narrative intervient en aidant les patients à déconstruire ces récits oppressifs et à retrouver des histoires qui mettent en lumière leur résilience et leurs réussites passées.
Thomas, un enseignant de 42 ans
Thomas consulte pour une dépression consécutive à un divorce difficile. Il exprime un récit intérieur chargé de culpabilité : « J’ai échoué dans mon mariage, je suis incapable de rendre les gens heureux. »
Le thérapeute narratif l’aide à explorer l’origine de ce récit. Ensemble, ils identifient l’influence de normes sociales sur ce sentiment d’échec, comme l’idée qu’un « bon père » doit maintenir la cellule familiale intacte à tout prix.
En revisitant son histoire, Thomas se remémore des moments où il a fait preuve de dévouement et de courage, comme lorsqu’il a soutenu ses enfants durant des périodes difficiles.
Le thérapeute l’encourage à écrire une lettre à lui-même, décrivant ces moments de résilience. Cette démarche lui permet de reconstruire un récit alternatif : « Je suis un père qui a traversé des défis avec force et qui continue de prendre soin de ses enfants, même dans l’adversité. »
Études scientifiques : Une étude de Speedy (2008) a démontré que l’utilisation de récits alternatifs dans la thérapie narrative améliore significativement les symptômes dépressifs en renforçant le sentiment d’agence des patients et en réduisant les pensées autodestructrices.
Exemple de protocole : prise en charge d’une dépression post-partum
Le cas de Claire
Claire, 32 ans, consulte pour une dépression post-partum. Elle décrit un sentiment de rejet envers son bébé et une culpabilité intense : « Je suis une mauvaise mère. Pourquoi suis-je incapable d’aimer mon propre enfant ? »
1.Externalisation
Plutôt que de la confronter à ces sentiments, le thérapeute lui propose de parler de « la voix de la culpabilité » comme si c’était une entité distincte :
- « Quand la culpabilité parle, que dit-elle exactement ? »
- « À quels moments est-elle la plus forte ? »
Claire commence à identifier des moments précis où cette voix domine, comme lors des pleurs de son enfant.
2. Déconstruction du récit
Le thérapeute explore avec elle l’origine de cette culpabilité. Claire évoque des commentaires de proches : « Une bonne mère devrait ressentir un lien immédiat avec son bébé. » En déconstruisant cette norme sociale, Claire réalise qu’elle est injuste et irréaliste.
3. Co-création d’une nouvelle histoire
Le thérapeute propose à Claire d’imaginer une histoire où elle est une mère en apprentissage, en quête de connexion avec son bébé, et non une « mauvaise mère ». À travers des exercices d’écriture et des discussions, Claire commence à se voir sous un angle plus compatissant.
4. Renforcement des récits positifs
Le thérapeute encourage Claire à noter chaque moment, même petit, où elle se sent connectée à son enfant. Ces moments deviennent des « pierres angulaires » d’une nouvelle histoire, plus positive et réaliste.
Conclusion
Pensez à la thérapie narrative comme à une lumière qui éclaire une pièce sombre. Les ombres, les recoins oubliés, deviennent visibles. Mais ce n’est pas tout : avec cette lumière, vous pouvez réorganiser la pièce, déplacer les meubles et accrocher de nouvelles œuvres aux murs. Vous transformez non seulement la pièce, mais la façon dont vous la percevez.
La thérapie narrative ne promet pas d’effacer les blessures du passé, mais elle offre un moyen de leur donner un sens, de leur faire une place dans une vie plus riche et plus sereine.
Jean-Claude DE SA, Psychopraticien et Hypnothérapeute
Références
- Angus, L. E., & Kagan, F. (2013). Narrative processes in psychotherapy: A review of narrative therapy research and applications. Clinical Psychology Review, 33(4), 448-460.
- Etchison, M., & Kleist, D. M. (2000). Review of narrative therapy: Research and utility. The Family Journal, 8(1), 61-66.
- Foucault, M. (1975). Surveiller et punir : Naissance de la prison. Gallimard.
- Freedman, J., & Combs, G. (1996). Narrative Therapy: The Social Construction of Preferred Realities. Norton & Company.
- Freud, S. (1923). Le Moi et le Ça. Gallimard.
- Madigan, S. (2011). Narrative Therapy. American Psychological Association.
- Morgan, A. (2000). What is Narrative Therapy? An Easy-to-Read Introduction. Dulwich Centre Publications.
- Rogers, C. R. (1951). Client-Centered Therapy: Its Current Practice, Implications, and Theory. Houghton Mifflin.
- Speedy, J. (2008). Narrative inquiry and psychotherapy. Palgrave Macmillan.
- White, M., & Epston, D. (1990). Narrative Means to Therapeutic Ends. Norton & Company.